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Au début de novembre 1892, Edvard Munch expose à Berlin, pour deux semaines, vingt-cinq œuvres dans les salles de la Société Berliner Künstler qui viennent d'être rénovées. « Un terrible désordre éclate, avec des sifflements, des hurlements… et une bagarre en règle ». Le Berliner Tageblatt parle d'«horreurs absolues ». Vingt-trois membres de la Société exigent l'arrêt immédiat de l'exposition, « par respect pour l'art et le véritable effort artistique ». Le 12 novembre, sept jours seulement après, l'exposition est fermée.
Ainsi, les tableaux d'Edvard Munch ne correspondaient pas du tout au goût du public de l'époque. Le goût, c'est quelque chose qui a à voir avec ce qui nous plaît ou nous déplaît. On peut s'habiller avec goût, se meubler avec goût. Mais l'œuvre d'art ne se définit pas par rapport au goût. L'œuvre ne nous plaît pas pour nous faire plaisir, même si, à l'occasion, les sens (sentir, goûter, toucher, entendre, voir) présentent une puissante force d'attraction.
L'œuvre d'art est plutôt un objet de pensée qu'on perçoit par les sens. Cela veut dire que lorsque je la perçois, elle déclenche en moi une compréhension qui va au-delà de la seule perception par les sens. Comprendre, c'est quelque chose qui a à voir avec la conscience. L'œuvre d'art représente un acte de la conscience, et la compréhension est aussi un acte de la conscience. Celui qui se place sur le terrain « ça me plaît – ça ne me plaît pas » comprend tôt ou tard que son propre goût change et qu'ainsi, quand son exigence a changé, l'œuvre d'art ne convient plus. Inversement, il va constater que l'attention qu'il porte à l'œuvre, l'exercice spécifique que constitue la perception dans ce qu'elle a de particulier, non seulement persistera après que son goût a changé, mais même qu'elle sera toujours davantage un élément mental de son processus de pensée.
Jean-Christophe Ammann (1939-2015) était historien de l'art et commissaire d'exposition. Professeur à l'Université de Francfort depuis 1999, il a été directeur du Museum für Moderne Kunst de Francfort (1989-2002), auparavant directeur du Kunstmuseum de Lucerne et de la Kunsthalle de Bâle. En 1971, il a été commissaire pour la Suisse à la Biennale de Paris, en 1975, commissaire pour le pavillon allemand à la Biennale de Venise, coorganisateur, en 1972, de la documenta 5 à Kassel.
RESSOURCES
SUJET
Analysez de façon critique le document présenté en classe en rédigeant une vingtaine de lignes à son sujet.
Vous considèrerez particulièrement l'une des problématiques suivantes :
- Comment l'Art n'est-il pas qu'une question de goûts ?
- Comment l'affect peut empêcher d'accéder à la véritable nature de l'art ?