Au fil de l'extrait qui suit, Marcel Duchamp et son interlocuteur évoquent l'un des enjeux les plus intrinsèquement liés à la pratique artistique et pourtant l'un des plus hermétiques aux praticiens de l'art que sont les artistes : Ce qui fait œuvre et qui la réalise.

Souvent déformée, cette petite phrase, en fin d'échange, est d'une importance capitale dans l'art d'aujourd'hui et existe en échos dans nombre d'écrits critiques et théoriques tout en guidant les démarches et pratiques de nombreux auteurs contemporains qui s'en revendiquent.

Georges Charbonnier : Nous savons tous ou nous pensons tous savoir ce qu’est une œuvre d’art. À quel moment existe-t-elle et qui la fait ?

Marcel Duchamp : Je n’en sais rien moi-même. Mais, je crois que l’artiste qui fait cette œuvre, ne sait pas ce qu’il fait. Je veux dire par là : Il sait ce qu’il fait physiquement, et même sa matière grise pense normalement, mais il n’est pas capable d’estimer le résultat esthétique.

Ce résultat esthétique est un phénomène à deux pôles : le premier, c'est l’artiste qui produit, le second, c'est le spectateur, et par spectateur, je n’entends pas seulement le contemporain, mais j’entends toute la postérité et tous les regardeurs d’œuvres d’art qui, par leur vote, décident qu’une chose doit rester ou survivre parce qu’elle a une profondeur que l’artiste a produite, sans le savoir. Et, j'insiste là-dessus parce que les artistes n’aiment pas qu’on leur dise ça. L’artiste aime bien croire qu’il est complètement conscient de ce qu’il fait, de pourquoi il le fait, de comment il le fait, et de la valeur intrinsèque de son œuvre. À ça, je ne crois pas du tout. Je crois sincèrement que le tableau est autant fait par le regardeur que par l’artiste.

Entretien entre Marcel Duchamp et Georges Charbonnier en 1960 - 1961

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